SORTONS DE L'ERE DU NUCLEAIRE!
QUEL MONDE LEGUERONS NOUS A NOS ENFANTS?
Japon... Il y a quelques heures, explosion à Fukushima...
Japon : comment le discours du gouvernement francais a evolue.
LeMonde.fr, 14/03/11, 19h31 Alexandre Piquard
Eric Besson, le ministre charge notamment de l'energie, a finalement juge, lundi 14 mars, que la situation dans les centrales japonaises est
"preoccupante" et convient que l'hypothese d'une "catastrophe nucleaire" n'est plus a exclure.
A chaud, au lendemain du seisme de vendredi, le ministre avait denonce ceux qui voulaient sonner le "tocsin" et tenaient un discours juge catastrophiste. Sa sortie
avait ete immediatement denoncee, notamment par les ecologistes et le Parti socialiste. En trois jours, le ton du ministre a change au gre des evenements.
Samedi : "pas une catastrophe nucleaire"
"Ca n'a rien a voir avec Tchernobyl", lance Eric Besson au lendemain du tremblement de terre suivi d'un tsunami qui a frappe le Japon et mis a mal la securite des
installations nucleaires nippones, avec une premiere explosion signalee a la centrale de Fukushima Dai-Ichi. Il precise qu'a "ce stade et selon les informations dont on dispose, [on est en
presence] d'un accident grave mais pas une catastrophe nucleaire".
Plus tard, lors d'une conference de presse a laquelle assistent des dirigeants d'Areva et d'EDF, ainsi que la secretaire d'Etat a l'ecologie, Nathalie
Kosciusko-Morizet, il appelle "a ne pas sonner un tocsin qui n'existe pas a l'heure ou l'on parle", dans une allusion aux ecologistes. "La question nucleaire n'est qu'une petite partie,
certainement pas la plus importante de ce drame qui a frappe le Japon", ajoute Eric Besson.
Il insiste aussi sur la surete du nucleaire francais : "Toutes les centrales francaises ont ete concues en integrant le risque sismique et le risque inondation",
dit-il. Excluant un risque pour les populations des territoires d'outre-mer, Nathalie Kosciusko-Morizet estime que la France va s'efforcer de "comprendre, evaluer ce qui est en train de se passer
au Japon".
Les premieres sorties d'Eric Besson declenchent une salve de riposte chez les ecologistes et les socialistes. "Oser dire que les accidents nucleaires ont ete
penses, integres dans la construction de nos centrales nucleaires francaises est scandaleux, c'est insultant", lance Eva Joly dimanche, soulignant le fait que le personnel japonais est "hautement
qualifie". "Denoncer, comme vient de le faire, le 'catastrophisme' de ceux qui s'inquietent des consequences des accidents nucleaires au Japon n'est pas responsable de la part d'un ministre",
juge le PS.
Dimanche : "pour l'instant, le risque majeur (...) est maitrise"
"Le risque majeur, [c'est celui d'] une explosion du cœur du reacteur, et la ce serait une catastrophe nucleaire ; pour l'instant, ce risque n'existe pas ou plus
exactement il est maitrise par les autorites japonaises et par l'operateur japonais", explique Eric Besson sur Europe 1, dimanche. "Pour l'heure, il faut rester prudent, le cœur du reacteur et
son enveloppe n'ont pas cede", ajoute-t-il. Sur BFM-TV, il regrette de n'avoir que des "informations fragmentaires".
Eric Besson evoque les degazages faits par les Japonais, precisant : "Ils acceptent de laisser partir dans l'atmosphere (...) de la vapeur faiblement radioactive
pour proteger ce qui est le plus sensible, le cœur du reacteur." Deja, le ministre doit repondre de ses propos juges trop rassurants la veille : il affirme qu'il n'est "pas la pour attenuer quoi
que ce soit". "Si c'etait tres inquietant, je le dirais de la meme facon, assure-t-il. Si aujourd'hui se produisait la catastrophe nucleaire que tout le monde redoute, il faudrait le dire". Il
martele cependant a l'attention de ses detracteurs : "Je ne suis pas pour sonner le tocsin avant que quelque chose de tres important se soit produit."
Plus tot dimanche, le premier ministre, Francois Fillon, est intervenu pour faire savoir que la France allait "tirer les enseignements utiles des evenements
japonais". Tout en precisant que la France avait toujours "privilegie le maximum de securite pour ses centrales". Nathalie Kosciusko-Morizet affirme, elle, dans un debat sur BFM TV, que "l'electricite nucleaire bien maitrisee reste une bonne energie".
Lundi : "la situation est preoccupante"
Apres deux explosions dans des reacteurs au Japon, le ministre estime que le scenario d'une "catastrophe" n'est pas inenvisageable : "On ne peut pas l'ecarter,
absolument." Le fond du propos reste proche de celui de la veille mais le ton semble moins rassurant : "La situation est preoccupante", dit notamment le ministre.
Selon M. Besson, les responsables japonais ont procede a des degazages "relativement importants", avec des risques de contamination pour les populations a proximite
des sites, dans le but de faire chuter la pression et proteger l'enceinte de beton qui recouvre le reacteur. "Tant qu'elle tient, cette enceinte de beton, on est dans un accident nucleaire grave
puisqu'il y a eu des fuites radioactives mais on n'est pas dans une catastrophe". "La catastrophe, ce serait la fusion du reacteur et surtout la rupture de cette enveloppe qui enserre le
reacteur", precise-t-il. Sur le plan politique, Eric Besson estime que le debat, que les ecologistes veulent rouvrir, est "permanent" mais aussi "legitime". Un ton qui apparait moins polemique
que celui des jours precedents.
En fin de journee, Nathalie Kosciusko-Morizet participe a une reunion des ministres europeens de l'environnement. Son intervention confirme que desormais, au sein
du gouvernement, on semble accepter la necessite d'envisager le pire : "Le risque de tres grande catastrophe ne peut etre ecarte" declare-t-elle depuis Bruxelles.
Pour un monde meilleur...
La centrale de Fukushima etait une bombe a retardement, Mediapart, 23/03/11
Michel de Pracontal
Dissimulation, negligence, mepris des avertissements : les ingenieurs de Tepco, l’exploitant de la centrale sinistree, ont ignore le B.A BA de la
surete.
Que se passe-t-il vraiment a la centrale nucleaire de Fukushima Daiichi ? Alors que Tepco multiplie les annonces rassurantes, toute une serie de signaux
alarmants contredisent l’optimisme affiche par l’exploitant : hausse de temperature sur deux reacteurs, degagements de fumee, niveau de radiations tres eleve sur le site qui empeche les
travailleurs d’effectuer les operations prevues. Sur le reacteur n°2, un debit de dose tres eleve de 500 millisieverts a empeche les techniciens de remplacer une pompe afin de restaurer le
systeme de refroidissement.
Les reacteurs sont actuellement toujours refroidis par des injections d’eau de mer, ce qui entraine des depots de sel corrosifs. Mais il n’a toujours pas ete
possible de reconstituer une reserve d’eau douce, et le raccordement d’une ligne haute tension n’a jusqu’ici pas change significativement la situation. Tepco n’indique pas comment elle compte
faire fonctionner des equipements arroses depuis plusieurs jours, qui risquent d’etre mis en court-circuit sitot connectes.
Mardi, l’AIEA, l’Agence internationale de l’energie atomique, s’est inquietee de la penurie d’informations en provenance de l’exploitant et de l’autorite de surete
japonaise. « Nous continuons de voir des radiations sortir du site, et la question est de savoir exactement d’ou elles proviennent », a declare James Lyons, un dirigeant de l’AIEA, cite
par Reuters, lors d’une conference a Vienne. Un autre representant de l’AIEA, Graham Andrew a precise que l’Agence n’avait pas d’information sur
« l’integrite du confinement du reacteur n°1 », alors que la temperature de la cuve a depasse la limite de 302 °C prevue par le constructeur, atteignant brievement 400 °C.
La communication de Tepco rassure d’autant moins que la firme a un long passe de dissimulation et de fraude concernant les questions de surete. En 2002, un scandale
retentissant a provoque la demission des principaux dirigeants de Tepco apres que l’on eut decouvert que l’entreprise avait falsifie des rapports d’inspection pour dissimuler diverses
defaillances sur les reacteurs (voir l’article de Mediapart « les mensonges de Tepco »). Or, cet episode, deja assez edifiant, n’etait pas un cas isole. L’histoire de l’ingenieur Mitsuhiko
Tanaka, revelee par l’agence Bloomberg, fournit une autre illustration de la conception tres particuliere de la surete qui prevaut dans certaines
entreprises du secteur nucleaire japonais.
En 1974, Tanaka supervise la construction de la cuve du futur reacteur n°4 de la centrale de Fukushima Daiichi. Cette cuve est fabriquee par Hitachi et son cout est
estime a 250 millions de dollars. Or, au cours de la derniere etape du processus de fabrication, d’une duree de deux ans et demi, une erreur technique provoque un gauchissement de la paroi de la
cuve. Cette malfacon aurait du, si l’exigence de surete avait prevalu, conduire a sacrifier la cuve defectueuse.
Au lieu de cela, Tanaka se vit demander par son patron de la refaconner, de maniere a masquer le defaut. Il effectua une douzaine de visites nocturnes a un centre
IBM pres d’Hiroshima afin d’utiliser un super-ordinateur pour faire les calculs necessaires a son operation de camouflage. « J’ai fait economiser des milliards de yens a la societe... Je me
sentais un heros », raconte Tanaka, qui aurait recu un bonus de 3 millions de yens en recompense de son action.
Par la suite, l’ingenieur a eu des remords et, apres l’accident de Tchernobyl, il a quitte l’industrie nucleaire. En 1988, Tanaka a signale le probleme de la cuve
de Fukushima au ministre du commerce japonais, avant de raconter l’histoire dans un livre intitule Pourquoi le nucleaire est dangereux. D’apres le porte-parole de Hitachi, la societe japonaise a
eu une discussion avec Tanaka en 1988, mais a conclu que la cuve defectueuse ne posait pas de probleme de securite. On ne sait pas si l’autorite de surete japonaise a mene une enquete a la suite
des revelations de l’ingenieur. Quant a Tepco, la societe n’a pas de commentaire... Il se trouve qu’au moment du tremblement de terre du 11 mars, le reacteur n°4 etait a l’arret. « Ce
reacteur n°4 etait une veritable bombe a retardement, observe Tanaka. Qui sait ce qui se serait produit s’il avait ete en service au moment du seisme ? »
Si l’affaire du reacteur n°4 est ancienne, l’histoire de Tepco montre la repetition reguliere d’episodes similaires. L’affaire des rapports falsifies qui ont fait
scandale en 2002 concernait une trentaine d’incidents survenus dans les annees 1980-90. Un dirigeant de la firme, Hiroyuki Kuroda, a redige en 2004 un rapport intitule « La lecon du scandale
nucleaire de Tepco ». Cette lecon a ete scrupuleusement ecrite et tout aussi scrupuleusement ignoree, comme l’illustre le temoignage, cite par Bloomberg, de l’expert independant Mycle Schneider, en visite a Fukushima en 2005, devant une
assemblee de notables et d’experts locaux :
« J’ai averti Eisaku Sato, gouverneur de Fukushima a l’epoque, du danger qu’il y avait a laisser du combustible use s’accumuler dans les piscines de
refroidissement sur les sites des centrales nucleaires (il y a deux centrales dans la prefecture, Fukushima Daiichi et Daini). Il sembla etre le seul a m’ecouter. Mais il etait clair qu’il y
avait la d’autres personnes qui savaient mieux que tout le monde et dont l’arrogance est caracteristique de l’industrie nucleaire. »
Rappelons que les piscines de quatre reacteurs de la centrale, qui contiennent de grandes quantites de combustible, ont necessite des arrosages massifs depuis une
semaine, et continuent d’etre un element de risque important. De longue date, les agents de Tepco ont stocke a Fukushima Daiichi plus d’uranium que la quantite prevue au moment de la conception
de la centrale.
Un tsunami maximum de 5,7 metres
Plus recemment, Tepco a presente, lors d’un symposium tenu en novembre 2010 a l’Institut de technologie de Niigata, un document intitule « Evaluation des tsunami pour les centrales nucleaires au Japon ». Il s’agit d’une etude demontrant la parfaite
securite des centrales nucleaires nippones grace a une methode de simulation hautement scientifique qui conduit a estimer la hauteur maximale d’une vague de tsunami a Fukushima, et par consequent
celle des murs de protection. La hauteur limite trouvee par les experts est 5,7 metres. Celle observee dans la realite, le 11 mars, etait 14 metres... soit plus du double de la prevision des
experts.
Certes, l’erreur est humaine, mais quand elle se repete systematiquement, il ne s’agit plus vraiment d’erreur. Des 2006, le sismologue Ishibashi Katsuhiko avait
averti le gouvernement et les experts nucleaires que les centrales japonaises etaient trop vulnerables aux seismes. Personne ne l’a ecoute et certainement pas les ingenieurs de Tepco qui ont
laisse en service une centrale mal protegee, avec des equipements trop anciens.
Un mois avant la catastrophe du 11 mars, les autorites nucleaires japonaises ont renouvele pour dix ans l’autorisation de fonctionnement du reacteur n°1 de
Fukushima Daiichi. Or, cette autorisation a ete accordee malgre la presence de defauts sur les generateurs de secours. Ceux-la memes qui sont tombes en panne au moment du tsunami.
Mitsuhiko Tanaka, l’ingenieur qui avait maquille le defaut de la cuve en 1974, a declare au New York Times :
« Il etait temps de remplacer ce reacteur. Le tsunami aurait de toute facon cause de gros degats. Mais les tuyaux, la mecanique, les ordinateurs, l’ensemble des reacteurs sont vieux, et cela
n’a pas aide. » Cerise sur le gateau – si l’on ose dire –, Tepco a admis n’avoir pas inspecte certains equipements lies aux systemes de refroidissement, lesquels font cruellement defaut
aujourd’hui.
Rien ne demontre aujourd’hui que la survenue de la catastrophe ait change les habitudes et les modes de raisonnement des ingenieurs de Tepco. L’entreprise japonaise
persiste a mettre l’accent sur le raccordement electrique de ses reacteurs, et a affirmer qu’elle va remettre en service les circuits de refroidissement, alors que selon toute probabilite il est
trop tard pour le faire. Elle continue a ne pas divulguer d’informations precises sur l’etat exact de la centrale et tente toujours de faire croire qu’elle maitrise la situation, alors que les
signes de rejets massifs se multiplient a l’exterieur.
Depuis mercredi, les habitants de Tokyo, a 250 kilometres de la centrale, ne peuvent plus faire boire l’eau du robinet a leurs bebes, en raison de la presence
d’iode radioactif. Chaque jour, les habitants de la region de Fukushima decouvrent de nouvelles consequences de l’accident, de nouvelles preuves du fait qu’ils ont vecu pendant des decennies avec
une bombe a retardement a la porte de chez eux.
3- Point de vue. C'est le mythe du progres et de la
securite qui est en train de s'effondrer, LeMonde.fr, 25/03/11, 09h29
Ulrich Beck, sociologue allemand
Parler de "societe du risque mondialise", c'est parler d'une epoque au sein de laquelle la face obscure du progres determine de plus en plus les controverses
sociales. Que les plus grands dangers viennent de nous n'a d'abord ete une evidence pour personne, et on l'a conteste ; or c'est un fait qui est en train de devenir la force motrice de la
politique. Les dangers nucleaires, le changement climatique, la crise financiere, le 11-Septembre, etc. Tout cela s'est produit conformement au scenario que je decrivais il y a vingt-cinq ans,
avant meme la catastrophe de Tchernobyl.
A la difference des risques industriels des epoques passees, ceux d'aujourd'hui ne connaissent pas de limites, qu'elles soient geographiques, temporelles ou
sociales ; aucune des regles en vigueur ne permet de les imputer a quiconque, tant en termes de causalite que de faute ou de responsabilite ; enfin ils ne peuvent etre ni compenses,
ni assures. La ou les assurances privees renoncent a proteger – et c'est le cas pour l'energie nucleaire comme pour les nouvelles technologies genetiques – la frontiere entre risques
calculables et dangers incalculables ne cesse d'etre franchie. Produits par l'industrie, ces dangers potentiels sont en outre externalises par l'economie, individualises par le droit, legitimes
par la technologie et minimises par les politiques. Bref : le systeme de reglementation qui doit assurer le controle "rationnel" de ces potentiels d'autodestruction en marche vaut ce que
vaut un frein de bicyclette sur un jumbo-jet.
Mais ne faut-il pas distinguer Fukushima de Tchernobyl ? Les evenements qui se deroulent au Japon sont en effet issus d'une catastrophe naturelle et le
potentiel de destruction qui y est a l'œuvre n'est pas la consequence d'une decision humaine, mais d'un tremblement de terre et d'un tsunami.
Des risques lies a la decision
La notion de "catastrophe naturelle" permet en effet d'indiquer ce qui n'a pas ete cause par l'homme et dont il ne saurait etre tenu, par consequent, pour
responsable. N'est-ce pas la toutefois une vision qui appartient aux siecles passes ? En lui-meme, ce concept est deja faux, puisque la nature ne connait pas de "catastrophes", tout au
plus des processus soudains de transformation. Des transformations telles qu'un tremblement de terre ou un tsunami ne deviennent des "catastrophes" qu'en reference a la civilisation humaine.
Par ailleurs, la decision de construire des centrales nucleaires sur des zones sismiques n'est surement pas un evenement naturel – c'est une decision politique qu'il a fallu justifier en tenant
compte des exigences de securite dues aux citoyens, et qu'il a fallu imposer a ceux qui s'y opposaient. En ce qui concerne non seulement la construction des usines nucleaires, mais egalement
celle des immeubles de grande hauteur, et meme le plan d'urbanisme dans son ensemble s'agissant d'une metropole internationale comme Tokyo (ce qui n'exclut pas les villes plus petites), les
pretendues "catastrophes naturelles" se transforment en risques lies a la decision ; ceux-ci sont donc – au moins en principe – imputables a des decideurs. Ce que l'actualite japonaise permet
de bien percevoir c'est a quel point ce qui est imputable a la nature et ce qui l'est a la technique et aux competences humaines sont directement enchevetres l'un a l'autre.
De maniere tres generale : on parle de "catastrophes naturelles" et de "dangers pour l'environnement" a un moment de l'histoire ou n'existe precisement plus
quelque chose comme une "pure nature" que l'on pourrait opposer a la technique et a la societe. Ce que l'un – disons l'industrie chimique – pollue et que l'on appelle alors "environnement" est
tout bonnement ce que l'autre – disons l'agriculture, le tourisme ou la peche – a a offrir sur le marche.
L'industrie nucleaire a appris quelque chose du mouvement ecologiste : dans la course au refoulement des risques majeurs, on peut ne plus nier le "risque
residuel" – et on s'emploie a gagner un coup d'avance en noircissant les solutions concurrentes. Dans la surenchere des apocalypses possibles, la mise en scene publique des risques donne lieu a
un jeu differe : plus je noircis le concurrent et plus j'eclaircis du meme coup ma propre noirceur – jusqu'a la faire blancheur. C'est ainsi, paradoxalement, que l'aggravation du
changement climatique a ouvert de nouveaux marches mondiaux aux centrales nucleaires.
La reponse aux risques modernes se trouvait dans l'assurance comme "technologie morale" (Francois Ewald). Nous pouvions ne plus etre necessairement asservis a la
providence et aux coups du destin. Le rapport a la nature, au monde et a Dieu changeait : desormais, nous etions responsables de notre propre malheur, tout en disposant en principe des
moyens d'en compenser les consequences. C'est ainsi en tout cas qu'a fonctionne le mythe de la "vie assuree", triomphant depuis le XVIIIe siecle dans tous les domaines.
Il a reussi effectivement a faire que les anciens risques de l'epoque industrielle ont ete l'objet d'un consensus du fait qu'ils reposaient sur une sorte de suivi
de precaution (incendie, assurance, prises en charge psychologique, medicale, etc.). Or si nous sommes choques a la vue des images de desolation qui nous viennent du Japon, cela tient aussi a
l'intuition, entre chiens et loups, dont elles s'accompagnent : il n'existe aujourd'hui aucune institution, ni reelle ni meme simplement concevable, qui soit preparee au "plus grand
accident raisonnablement previsible", aucune institution, par consequent, qui puisse, a cette fin des fins, garantir l'ordre social et la constitution culturelle et politique.
Bien des acteurs, en revanche, se specialisent dans le deni du danger, desormais possible. En effet a la securite par le suivi de precaution s'est substitue le
dogme sacre de l'infaillibilite. Chaque pays – en particulier naturellement la France, l'expert nucleaire Sarkozy sait bien cela – a le parc de centrales le plus sur du monde ! Les
gardiennes du dogme, ce sont la science et l'economie nucleaires, celles-la memes que l'on vient de prendre, sous les feux de l'espace public mondial, en flagrant delit d'erreur. A l'epoque des
evenements de Tchernobyl (1986), Franz-Josef Strauss pretendait que seuls les reacteurs nucleaires "communistes" etaient susceptibles d'exploser – sous-entendu : l'Occident capitaliste
developpe dispose de centrales beaucoup plus sures. Mais les avaries d'aujourd'hui se sont produites au Japon, pays high-tech, qui passe pour le mieux equipe et le plus securise possible. La
fiction selon laquelle, en Occident, nous baignerions dans la securite, a vecu. La simple question : "Que se passerait-il, si jamais…?" tombe dans le vide d'une absence de precaution.
Aussi la stabilite politique dans les societes du risque ne tient-elle qu'a cette autre stabilite : se donner des raisons de ne pas envisager le probleme.
En tout cas, ce mythe de la securite de la rationalite technique est en train d'exploser aux yeux du monde entier, dans toutes les salles de sejour, avec les
evenements dramatiques de Fukushima. Quelle signification peut donc encore avoir une securite fondee sur la probabilite – et avec elle une analyse du risque fondee sur la technique et les
sciences de la nature – quand il s'agit d'estimer l'accident le plus grave rationnellement previsible, quand sa survenue laissera bien sur la theorie intacte, mais aura annihile toute
vie ? Ce qui conduit a cette autre question : a quoi bon un systeme juridique qui reglemente dans le moindre detail les petits risques techniquement negociables, mais use de son
autorite pour legaliser et faire supporter comme "risque residuel" acceptable des dangers majeurs qui menacent la vie de tous ?
C'est a la "girouette de l'atome" – figure assez bien incarnee par la chanceliere Angela Merkel – qu'on appreciera le dilemme d'une politique pro-nucleaire.
Comment une autorite politique peut-elle se maintenir quand il lui faut aller au devant de la conscience que ses electeurs ont des dangers en leur tenant des propos energiques sur leur
securite, et se mettre du meme coup en situation permanente d'accusee virtuelle possible, sa credibilite dans son ensemble etant remise en cause au moindre signe de catastrophe ?
Que ce qu'il reste d'espoir au Japon reside precisement dans l'intervention des "forces d'autodefense", chargees de se substituer a un systeme de refroidissement
defaillant en larguant de l'eau de mer depuis des helicopteres, est plus qu'ironique – auto-defense ou defense contre soi-meme ? Hiroshima fut effroyable – l'horreur absolue. Mais du moins
etait-ce l'ennemi qui avait frappe. Que se passe-t-il quand l'effroi provient de la zone productive de la societe – et non de militaires ? Ceux qui mettent aujourd'hui la nation en peril,
ce sont les garants du droit, de l'ordre, de la rationalite, de la democratie elle-meme. Quelle politique industrielle aurait-il fallu defendre, si le vent porteur du dernier espoir avait
tourne et si Tokyo avait ete contaminee ? A quelle crise de la technologie, de la democratie, de la raison, de la societe faudrait-il nous attendre ?
Certains se plaignent de ce que les images traumatisantes qui nous viennent du Japon produiraient de fausses peurs et joueraient d'une "pseudo-science" de
l'empathie. Mais c'est meconnaitre avec une totale naivete la dynamique politique inherente au potentiel – generalement sous-estime – d'autodestruction du capitalisme industriel triomphant.
Bien des dangers – a l'exemple meme des radiations nucleaires – sont en effet invisibles ; ils se derobent a la perception quotidienne. Il s'ensuit que la destruction comme la protestation
ne sont donc exprimables qu'au moyen de symboles. Le citoyen de base, qui, eu egard a des menaces echappant de toute facon aux sens, est culturellement depourvu d'yeux, peut devenir "voyant"
grace aux images televisees.
La question de savoir s'il peut exister un sujet revolutionnaire capable de renverser le rapport de forces qui conduit a definir la politique du risque est une
question qui tourne a vide (qui definit ce qu'est un risque serieux et ce qui ne l'est pas ? Sur la base de quelles hypotheses cognitives ?). Les mouvements anti-nucleaires, la
mediatisation des interventions critiques dans la sphere publique, etc., tout cela ne peut enclencher un retournement de la politique nucleaire – ils n'y parviendront pas en tout cas avec leurs
seuls moyens. En fin de compte, s'il existe un contre-pouvoir nucleaire, ce n'est pas tant du cote des manifestants qui bloquent les transports de combustible qu'il faut le rechercher. Le fer
de lance de l'opposition a l'energie nucleaire reside… dans l'industrie nucleaire elle-meme.
Le mythe de la securite est en train de se consumer dans les images de catastrophes dont les exploitants nucleaires avaient categoriquement exclu la possibilite.
S'il est entendu, justifie, que les gardiens de la rationalite et de l'ordre legalisent et normalisent la mise en danger de la vie, alors les milieux bureaucratiques de la securite promise ont
beaucoup de soucis a se faire. Il n'est pas faux, des lors, de dire qu'a la question du "sujet politique" dans la societe de classes correspond, dans la societe du risque, la question de la
"reflexivite politique".
Ce serait cependant une erreur d'en conclure que les Lumieres sont entrees dans une nouvelle phase dont l'Histoire, dans sa grande charite, nous ferait
l'offrande. On peut aussi preferer estimer, tout au contraire, que la perspective ici esquissee evoque le stratageme de marins qui voudraient evacuer l'eau qui envahit leur navire en percant un
trou au fond de la cale.
Traduction Christian Bouchindhomme