_ Pourquoi à cette période?
_ Mais l’Amérique avait été découverte, Joe! Les européens exterminèrent presque toutes les populations qui y vivaient, des indiens. Ceux-ci, ne pouvant supporter les pénibles travaux des plantations, se laissaient mourir. Il fallait de la main d’œuvre pour les remplacer. La traite des esclaves noirs remplaça peu à peu celle des produits naturels.
_ Ah! Nous y voilà donc! Et qui vendait les esclaves? Dis…
Joe s’était redressé, accusateur. Il semblait avoir attendu cette occasion depuis longtemps et jubilait à l’idée quelle se présentait enfin.
_ Ecoute… Je te vois venir…Je te dois encore quelques informations capitales. L’Afrique a été le théâtre d’un commerce très florissant, tu le sais.... La légendaire route de l’or a vraiment existé. Je t’ai parlé de mon expérience des caravanes… Pour transporter toutes ces marchandises, il fallait des hommes. Un trafic naquit ainsi insidieusement, dirigé par des esclavagistes arabo-berbères. On y trouvait des enfants qui étaient destinés à faire office de valets ou de servantes dans les cours européennes ou c’était la mode. Les femmes les plus attirantes allaient dans les harems d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. Les hommes, quant à eux, servaient de porteurs, étaient recrutés dans les armées en Egypte, en Turquie et en Arabie. Ils étaient parfois émasculés et servaient d’eunuques dans les cours princières. La déportation de populations hostiles à l’islam aussi fut très importante.
Ce commerce d’esclaves concerna plus de quatre millions d’âmes noires et se déroula sur notre continent avant la traite destinée à l’Amérique. Des esclaves furent vendus dans les grandes cités d’Oman, de Djeddah, de la Mecque mais aussi jusque dans l’empire de Chine et de la Russie. L’esclavage a fait plus de dégâts que l’on veut bien le dire. La traite vers les plantations d’Amérique prit par la suite l’ampleur que tu sais… Ta famille en a largement fait les frais.
_Pourquoi accuser l’homme blanc, vouloir le rendre responsable de tous nos maux si le commerce des esclaves était dans les mœurs africaines? Qui donc remplissait les navires? Vous avez échangé vos Frères contre des fusils, de la pacotille et de l’alcool. Vous avez favorisé le pillage et le transfert de nos richesses !...
Le jeune homme frémissait de colère.
_ Oui, je te le concède. L’Afrique a sa part de responsabilité dans ce drame humain. Elle en a supporté les conséquences: les armes et l’alcool dépravaient les hommes. Partout sévissait la guerre. Les prisonniers étaient vendus comme esclaves. La désorganisation sociale était totale. Pendant ce temps, l’Europe et l’Amérique s’enrichissaient. Notre Terre Mère elle, poursuivait sa descente aux enfers. Mais, tu as m’a écouté déclamer tout à l’heure la Manden Kalikan. L’empire du Mali a été le premier à déclarer l’esclavage illégal et à l’interdire. Ce sont les premiers abolitionnistes de l’histoire en fait…
_ Qu’est ce qui vous donne donc le droit de nous juger Biram? Vous avez vendu vos frères pendant quatre longs siècles. Dois je te raconter la souffrance, la peur, les privations, l’humiliation quotidienne, l’asservissement et la dégradation progressive de l’estime de soi face à l’horreur? On ne me l’a pas raconté. Je l’ai vécu dans ma chair et dans mon sang. Nous avons été brimés pendant quatre siècles pendant lesquels vous avez commercé avec l’homme blanc, à perte d’ailleurs, stockant armes, alcool et pacotilles. L’homme blanc vous narguait, transférant chez lui nos richesses que vous lui serviez sur un plateau d’argent. Où donc étaient les mânes des ancêtres? Je ne veux pas blasphémer, je veux juste comprendre pourquoi j’ai été sacrifié et à quel autel, je vous prie...
Quatre siècles de guerres intestines, de tueries… Qui êtes vous donc pour vous permettre de nous juger? Vous n’avez pas levé le plus petit doigt pour que la traite s’arrête. Vous vendiez, encore, toujours plus, vous enfonçant de plus en plus loin dans le continent pour fournir la marchandise. Le comble est que vous ne vous êtes même pas enrichis! N’est ce pas une misère My God? Ce sont des blancs qui se sont levés, compatissant à nos souffrances, ils se sont battus à nos côtés pour nous libérer du joug. Où étaient les africains, dis? Où?!...
Joe parlait de plus en plus fort, déversant sa bile. Brahim, immobile, l’écoutait de tout son être. Joe poursuivit:
_ Nous avons décidé de rentrer après l’abolition de l’esclavage au lieu de rester sur place nous battre pour revendiquer les droits qui sont les nôtres. D’autres frères sont restés et se battent au quotidien avec acharnement. Dieu les assiste. Et nous aussi qui avons opté pour l’Afrique. A tort ou à raison? Je ne sais… Toujours est il qu’ici, nous sommes chez nous! De quel droit vous prévalez vous pour nous considérer comme des parias? Vous nous devez des excuses, publiques. Vous devez reconnaître devant la terre entière que vous êtes fautifs et favoriser notre réintégration sur la terre de nos Pères. Nous prendrons cette place qui est la nôtre envers et contre tout. Arrêtez de nous juger. Arrêtez de nous toiser du haut de votre piédestal en sucre!….
Il se tut, épuisé par sa longue tirade dite avec fougue et colère. Saisissant la calebasse contenant l’eau, il but de longues rasades. Biram, songeur, se dit que les mânes ne s’étaient pas trompés. Ce jeune garçon en avait à revendre et, à coup sûr, il pourrait assumer des missions dans l’avenir. De la bonne graine… Son attitude sereine calma Joe qui se détendit peu à peu. Le silence fut rompu par Biram qui dit:
_ Le travail nous attend mon frère, la route est longue et parsemée d’obstacles de toutes sortes.
_ J’en suis persuadé. Il faut que j’aille rejoindre Willy. Le soleil doit déjà être très haut dans le ciel.
Ils se levèrent. Joe, des yeux, fit le tour de la case et se promit de revenir souvent. Ce temps d’échange lui avait plu et il était content d’avoir pu déverser sa bile. Le comportement des autochtones l’agaçait au plus haut point et c’était
la première fois qu’il extériorisait son malaise. Il sentait que la situation allait évoluer en empirant car le dialogue n’existait pas entre les deux communautés qui se côtoyaient et se supportaient tout juste. Que leur réservait l’avenir? Il frémit en pensant aux conflits blancs/noirs en amérique. Devront ils à nouveau se battre, affronter des frères de race?